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"L’antivoyage" de Muriel Cerf

On aime : 
littérature roman écrivain voyageur voyageuse La couverture du premier livre de Muriel Cerf, "l'Antivoyage"

Voyageuse insaisissable. C’est la fulgurance de son style qui m’a happé. L’écriture de cette écrivaine est baroque flamboyante, chargée de mots angelots ou diablotins. Parfois boursouflée comme un gâteau trop levé. Elle choisit ses formules, comme un chef ses ingrédients. J’ai eu le même plaisir à lire ce livre culte qu’à avaler une montagne de profiteroles ou un saint-honoré débordant de chantilly. Ses phrases étirées en cascades sont colorées, affriolantes, théâtrales, comme une guirlande autour d’un sapin de Noël. Sa langue peint des scènes d’une plume littéraire, cultivée, bourgeoise, béate…. en même temps qu’iconoclaste, audacieuse, inconvenante, insolente et libre, "oscillant comme la marée, parfaitement irresponsable, avec en plus le bonheur de vivre glandulaire, physiologique, effréné", selon ses propres mots. J'ai gardé en mémoire des pages épiques comme un grand dîner chez le roi et la reine du Sikkim, peut-être ses plus belles pages !

Antivoyage ? Son récit est naturellement un récit de voyage, en Egypte, Inde, Népal, Sikkim, Malaisie et Singapour. Il est "anti" parce qu'il se positionne contre son univers d’enfance, contre ses parents, contre la société qui l’a produite. Quand elle a son père au téléphone elle lui crie "non papa, je n’ai pas besoin d’argent, plutôt passer mes nuits dans les casinos ou vendre mon sang". Elle vomit contre un certain folklore des voyages. Elle déteste ces "colonies d’Américains, d’Australiens, d’Allemands, de Japonais, qui foncent sur les routes des vallées et des îles en voiture toutes glaces fermées, shootent avec leur Nikon quelques paysannes aux seins nus". Elle méprise les expatriés dans leurs "îlots hygiéniques entre lesquels ils foncent en voiture climatisée au milieu de la foule des pestiférés, vibrante, démentielle. Et tous ces naufragés en smoking et en robe longue s’accrochent à leur radeau avec des sourires crispés."

Si elle ne dédaigne pourtant pas se faire inviter dans les grands hôtels "en savourant un scandaleux plaisir de vivre", elle traîne aussi sa liberté de routarde qui la fait patauger à Calcutta dans un "marécage à la fois grouillant et immobile comme la désolation". Quand elle prend un train en Inde en troisième classe, "par masochisme", elle le décrit qui "traverse des villages tous pareils. De l’océan des cabanes émerge de temps en temps une sorte de H.L.M. bouffée par l’humidité, d’un rose lamentable ou d’un jaune pisseux, d’un ennui et d’une pauvreté irrémédiables". Elle  goûte au hash : "grass, le mot même est appétissant comme du foin et lourd comme son odeur qui s’enroule autour de vous et vous ligote comme l’appel des sirènes". A Bombay, elle écrit : "Je marche au hasard dans les rues en pleine rage déambulatoire, vagabondage qui s’accompagne à merveille avec mon humeur". Beaucoup de voyageuses et voyageurs d’aujourd’hui se reconnaissent toujours en elle.

Sous son minois de chérubin sorti d’une toile de Fra Angelico, elle est un peu fille de Kerouac, happée par les hasards de la route et des rencontres, manipulée par ses pulsions, tourneboulée par ses émotions, écartelée par ses contradictions. Elle a fui Paris en quête d’amour et de liberté absolus avec "la pure jouissance des explorateurs avant de s’enfoncer dans la jungle". Mais, insatiable et insaisissable, elle butine et volète de fleur en fleur, d’expérience en expérience. Elle joue en tricotant et détricotant le mot népalais "ras-lila" ("le jeu de la divinité") : "le fil d’Ariane qui vous conduit vers l’inconnu en faisant des tours et détours. Big Game". Ailleurs elle avoue : "Je voyage en mal d'amour chronique".

Comme l'écrivain-voyageur Nicolas Bouvier, elle est partie vers l’Orient, mais en avion. Ses récits demeurent, à mon sens, à la surface des choses. Je ressens comme un décalage entre la maturité de son écriture et sa pensée encore adolescente et égocentrée. C’est probablement cette authenticité (en plus de sa liberté et du bourgeonnement de son écriture) qui a entraîné  son succès énorme (son livre a été plusieurs fois réédité). Parfois sa course effleure une quête de sens "dans le magma planétaire, entraînée dans ce gigantesque jeu de société sans en connaître les règles, jeu d’échecs du chevalier avec la mort". Dans des moments de blues, elle entrouvre un petit coin de son mental : "C’est ça mon vrai voyage. Pas les dix mille kilomètres que j’ai faits, qui n’ont servi qu’à bazarder toutes les choses inutiles qui meublaient ma vie comme des trucs en toc". 

Je ne résiste pas au plaisir de vous livrer un verbatim qui montre qu'elle atteint parfois la vraie profondeur des gens. Par exemple, quand elle découvre la gentillesse et le don des népalais. Je lis ce qui me touche : "Etre gentil en Europe, c’est être un pauvre con. Ca s’applique à un copain pas beau et pas super-intelligent. Ici le mot n’a pas de sens, gentil veut dire normal, ne s’applique pas à une qualité particulière. Les gens en vous offrant l’hospitalité et le don total de ce qu’ils ont ne se privent de rien, au contraire, ils se coulent les uns dans les autres comme dans des moules, fluides, généreux, les paumes ouvertes, ne possédant rien et donnant tout. Donner, geste inquiétant dans le pays d’où je viens, frustration, mercantilisme. On donne pour recevoir, de l’argent, des sourires, toujours du commerce. Ici on n’a rien et on a tout, ma maison et mon chapatti sont à toi qui est mon hôte."

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