• Suivez-nous

    Stay
  • Stay
  • Visitez
  • Contribuez

    Vous êtes le bienvenu pour raconter votre voyage ou apporter un commentaire, Pensez à vous inscrire ou à vous connecter si vous êtes déjà inscrit.

    Stay
  • Destinations
    Stay
  • Thèmes

"Sur la route" de Jack Kerouac. Le rouleau original

On aime : 
"Sur la route. Le rouleau original" de Jack Kerouac, édition française

Voyage au bout du rouleau. 500 pages de délire kilométrique. La plupart des lecteurs connaissent une seule version de « La route », celle qui fut expurgée, simplifiée, nettoyée et maquillée par Jack Kerouac lui-même pour que son éditeur le publie. J’ai choisi de lire la version initiale dite du « rouleau original » de cette virée démente à travers les Etats-Unis (et un peu le Mexique) des années 1950. Avec les vrais noms des personnages. Je voulais comprendre pourquoi ce brûlot de la littérature américaine, western du macadam, est devenu une icône intouchable à laquelle continuent de se référer quasi religieusement beaucoup d'écrivains, cinéastes, auteurs de BD et musiciens du monde entier. Sans compter les routards et tous les enfants de la "beat generation", formule utilisée la première fois par Kerouac et qui fait toujours florès. 

Allées et venues

On parle de rouleau car Kerouac avait tapé à la machine à écrire ce texte brut sur des feuilles collées les unes aux autres et formant un rouleau de plus de 35 mètres de long, son « tapuscrit ». Quand on le déroule, c’est une bande d’asphalte brûlante. Un récit de braise qui détaille ses voyages en stop, en bus, en voiture, seul ou avec des potes… Peu importe, pourvu qu’il roule. De préférence "dans des bagnoles de cinglés qui roulent à toutes blindes". Kerouac, voué à la route, enchaîne des allées et venues frénétiques d’est en ouest et du nord au sud des Etats-Unis avec quelques étapes étourdissantes plus marquées comme à New York, Denver ou "Frisco" ("San Fran"). Ce dialogue avec son compagnon de route éclaire l’esprit de cette virée : "Waou Jack, faut qu’on y aille, faut pas qu’on s’arrête avant d’y être – où ça mec ? – Je sais pas, mais faut qu’on y aille".

Style haché

Il m’a fallu quelques pages avant d’entrer dans le fil continu de ce texte compact. Sans retour chariot, donc d’un seul et unique paragraphe de le première à le dernière page. Sans respiration. Saoulant par moments, comme devaient l’être ses personnages. Il semble écrire comme ses pensées lui viennent à l’esprit et ses paroles à la bouche. Un style spontané, vrai, au réalisme cru, parfois violent et trivial. Il rapporte tout ce qui lui passe par la tête et devant les yeux. Dans cette écriture fleuve, son tempo est haché. Il donne une impression d’impro permanente, de reporter qui note les détails les plus réalistes, enregistre le bla bla de conversations, tout en livrant quelques réflexions philosophiques.

Marginaux

Dans cette errance sans fin, il est attiré par les marginaux de tous poils. Les plus asociaux, révoltés, amoraux, taiseux ou braillards, durs, râpeux, extrêmes, auto destructeurs, obsédés sexuels hétéros et (ou) homos, souvent cinglés, alcoolos et drogués, … Un peu « pieds nickelés ». Toujours dans la dèche, en train de magouiller pour récolter un dollar de plus. Ils pratiquent le sexe comme on mange un hamburger ou comme on prend une canette au distributeur. "Des fous furieux, furieux de la vie, furieux du verbe", comme il les définit.

Neal le dingue

Spécialement le personnage central, Neal Cassady, à qui Jack Kerouac voue une espèce d’admiration insensée dans sa débauche. "Avec ce furieux de Neal, je risquais fort de courir le monde sans jamais avoir le temps de le voir". Neal est beaucoup plus cinglé et pitre que Jack, mais il le définit pourtant comme son "autre moi". Avec des bandes de poètes pintés ramassés au hasard des routes, aux dialogues de clodos ivrognes, il se vautre lui-même dans l’alcool et la drogue, n’obéissant qu’à ses impulsions. Il dit aimer les jours "chargés de périls rares et délirants". On le qualifierait aujourd’hui "border line".

Femmes

Les femmes n’ont pas souvent un beau rôle dans ce roman. Hormis la mère de l’auteur, discrète comme une ombre, toujours prête à recevoir son fils, miséricordieuse comme une sainte. Ou encore Bea la mexicaine avec qui Jack vit une intense mais éphémère histoire d’amour. Les autres sont femmes objets, intrigantes, velléitaires, passent de l’un à l’autre et sont traitées de « putes ». Jack a des élans machistes. Il exprime pourtant un regret quand il écrit : "En Amérique, les garçons et les filles ont des rapports si tristes ; l’évolution des mœurs les oblige à coucher ensemble toute de suite, sans avoir parlé comme il faut.  Non pas parlé-baratiné, mais parlé vrai, du fond de l’âme parce que la vie est sacrée, et chaque instant précieux".

Aspirations

Ce récit d’écorché vif, hanté par la mort, cache une recherche de pureté, de paix, d’amour. Au détour d’une page par exemple, je tombe sur cette phrase : "Si les hommes qui vont se saouler pendant que leur femme reste à la maison (…) rentrent chez eux, tombent à genoux et demandent pardon, et que leur femme leur donne leur bénédiction, alors la paix redescendra sur terre dans un grand silence pareil à celui dont s’entoure l’Apocalypse". L’universitaire Penny Vlagopoulos qui préface son ouvrage le situe "dans une longue lignée de vagabonds et d'hommes en quête". Elle rapporte : "Lorsqu’un interviewer lui demande ce qu’il cherche, il répond qu’il "attend que Dieu montre son visage". Ailleurs, Kerouac compare les gens à des "fabuleux cierges d'église". Ce que Penny Vlagopoulos traduit en "il voit en eux des porteurs de lumière". Mystique Kerouac ?

Rupture morale

Le bouquin de Kerouac a connu ce succès inaltérable par la rupture qu’il représente : un éclatement des interdits et une explosion du corset de la morale, que mai 68 traduira en France par "il est interdit d’interdire". "Il possède encore un potentiel subversif qui laisse à penser que l’attrait du défendu traverse les générations", estime P. Vlagapoulos. Sa liberté semble lui interdire toute attache. Il joue à la provoc avec l’alcool, les filles, la drogue et raffole des endroits glauques, ne reculant devant aucun mensonge ou arnaque. Il ne s’embarrasse jamais de ses contradictions. Il déplace les repères sociaux dans des aventures délirantes, déglinguées, déjantées, parfois fatigantes pour le lecteur. Vivant toujours dans l’instant, il passe de l’extase à la détresse. Il représente la génération d’après-guerre, underground, à la dérive, à la marge.

Rupture littéraire

La rupture de Kerouac est aussi littéraire. Son écriture est fondée sur l’immédiateté et l’instinct. "Sa caractéristique la plus frappante est la capture magique du détail fugace, fascinant, triomphalement vital", résume un autre préfacier de son rouleau original, l’écrivain Howard Cunnell. Libéré des canons de l’écriture académique, il se laisse emporter dans des détails et conversations entre potes et sa pensée bifurque, tourne et prend des virages… comme la route. Puis on est surpris par des fulgurances d’écriture. Là où j’ai été convaincu que Kerouac était un grand écrivain c’est quand il est capable de décrire pendant plusieurs pages une session de jazz. Ce sont les pages les plus belles et hallucinées de son livre. J’ai compris la proche parenté de sa route et de son écriture avec la musique de jazz, virevoltante, libérée, tournoyante, novatrice. 

Destinations concernées: