Une insatiable errance vers nulle part. Au cours d’une émission littéraire, j’ai entendu un présentateur affirmer que « Alvaro Mutis est le plus grand écrivain voyageur de tous les temps ». Poussé par la curiosité, j’ai donc avalé ce pavé de près de 900 pages –sept livres en un-, partagé entre des moments d’enthousiasme et d’admiration et des haut-le-cœur. Car, au centre de ces tribulations, le personnage (appelé « le gabier » parce que, plus jeune, perché sur la hune au sommet d’un mât, il scrutait l’horizon), révèle des facettes vivement contrastées. « En perpétuel vagabondage » il fait preuve d’amitiés indéfectibles, par exemple avec son ami et complice libanais Abdul Bashur, et il sait se montrer généreux et confiant ou touché par la générosité qui lui est offerte. En même temps, il baigne dans l’alcoolisme, l’illégalité, la prostitution et le lucre, les trafics en tous genres, les histoires abracadabrantes avec une « tendance à se lancer dans des entreprises douteuses, invariablement pénibles » selon sa propre expression. J’aime son humanité, mais je n’aime pas, par exemple, sa relation avec les femmes, très primaire pour ne pas dire de primate. Je ne me reconnais pas non plus dans son scepticisme désinvolte et son pessimisme blasé. Je cherchais en vain un peu d’amour dans ces pages, jusqu’à ce que les ultimes pages me révèlent un incroyable amour pour l’enfant de son ami Abdul décédé, qui lui est confié.
C’est vrai, quel écrivain, cet Alvaro Mutis ! Pour parler de Maqroll, il emploie tantôt « je » dans certains livres, tantôt « il » dans d’autres, et finit par se fondre intimement avec son « vagabond impénitent » qui connaît à peu près tous les pays du monde, marqué par une « insatiable errance inscrite dans sa destinée »! N’est-ce pas simplement la condition humaine ? Baroque, coloré parfois intense et haletant dans les paysages, les personnages et les situations, le personnage créé par Mutis l’est aussi dans ses pensées. En perpétuel vagabondage sur les mers, le terres et dans les ports, entre d’incorrigibles aventures de bars et de femmes, il est sans cesse en introspection ou en analyse des sentiments cachés derrière les décors et les paysages, derrière les visages et les apparences. Il affirme qu’il « n’y a pas de fruit défendu », mais décrit un personnage répulsif, Brise-Miroir, qu’il peint comme « un représentant du mal à l’état pur ».
L’écriture volubile de Mutis est peuplée de personnages hors du commun, fantasques, épiques ou salaces, parfois felliniens ou sortis de BD, aussi bien à Helsinski qu’à Panama, à Kuala Lumpur qu’à Abidjan, Los Angeles qu’à Palma ou à Anvers. Obsédé par la mort et le « hasard abusif et indéchiffrable », il se dit révolté contre « ce que les imbéciles appellent le destin » tout en admettant que « rien de ce qui nous arrive dans la vie n’est fortuit ». Toujours en fuite vers l’impalpable et le vain, multipliant les « déplacements autour du monde sans but et sans refuge » il prend naïvement des vessies pour des lanternes comme les mystérieuses scieries du Xurando ou le projet ferroviaire des crêtes du Tambo. Bref un type malgré tout attachant, un peu escroc, un peu rêveur et enfant de chœur, parfois de grand cœur. Beaucoup pourront s’y reconnaître.
Editions Bibliothèque Grasset